LA SERVIETTE CONTRE LE SABRE

Né vers 1830, Matsumora Chikudon Peichin Kosaku était un bushi natif du village de Tomari, petit port situé sur la côte sud ouest d’Okinawa. C’était un homme plutôt petit mais ses larges épaules et sa poitrine massive révélaient un corps musclé. Très tôt, il montra des aptitudes exceptionnelles pour les arts martiaux et son maître Teruya Kishnin en fit rapidement son deshi. Pour Matsumora, cet honneur renforça sa volonté et son enthousiasme à s’entraîner plus dur que jamais.

Un jour, les jeunes hommes du village étaient assis en cercle comme à l’accoutumée dans la cour de l’école et discutaient de l’injustice croissante que faisait subir le clan des Satsuma à l’encontre d’Okinawa. Une récente attaque de femmes et d’enfants durant une inspection de routine dans un village proche avait provoqué la peur et la colère parmi les habitants. Il fallait coûte que coûte protéger le village, car il ne faisait aucun doute que tôt ou tard, ils s’en prendraient à eux. Matsumora qui participait à la discussion, acquiesça de la tête. Le problème était que les membres du clan étaient tous des experts dans le maniement du sabre et il y avait peu de chance de sortir indemne un cas de confrontation.

Matsumora renforça l’efficacité de son style en inventant un moyen de désarmer un sabreur en utilisant seulement… une serviette mouillée! Il demanda d’abord à son deshi de l’attaquer avec un sabre en bois et travailla sans relâche les principes du taisabaki (esquive du corps avec déplacement du pieds). C’était là un aspect indispensable à maîtriser pour dominer un sabreur. Ensuite, en ajoutant des pierres dans une serviette mouillée, Matsumora obtint une arme suffisamment lourde et souple à la fois pour pouvoir briser un sabre ou blesser son adversaire à distance. Par la pratique assidue des jours durant de sa nouvelle technique, il finit par être capable de désarmer son partenaire même lors d’attaques rapides. Un jour, alors qu’il était dans la rue Haariya entre le pont Takashi et la rue Maemichi dans les environs Yamazato Giki, il entendit des cris provenant d’une foule en colère. Comme il s’avançait, il vit un Satsuma brandissant un sabre au milieu de la foule qui hurlait : « Qu’avez-vous dit ? Venez bandes de bâtards insolents, Vous n’êtes que de minables sous-hommes ! »

Face à un comportement aussi grossier et injurieux, Matsumora décida d’intervenir sans plus attendre. Fendant la foule, il se planta devant l’homme armé. Les personnes présentes étaient abasourdies tout comme le samouraï au sabre menaçant. Pour quiconque, tenir tête à un sabreur des Satsuma, qu’il fût armé ou non, était une impensable preuve de courage ou le geste inconsidéré d’un homme ayant perdu la raison.

Debout face au danger, Matsumora sortit rapidement la serviette humide qu’il avait pris l’habitude de cacher dans son vêtement. Le sabreur le croyant désarmé lança sans avertissement une attaque mortelle dans sa direction. A la vitesse de l’éclair, Matsumora esquiva pour se mettre hors de portée du sabre tranchant. Il y eut un mouvement de panique au milieu des villageois qui s’écartèrent à leur tour pour se mettre à l’abri. Cinglant la serviette vers le guerrier étonné, il put l’enrouler autour du sabre et l’arracha de ses mains. Cependant, dans l’engagement Matsumora perdit son petit doigt alors que le sabre tombait sur le sol. Aussi rapidement qu’il avait lancé son coup de serviette, Matsumora ramassa le sabre et son doigt coupé et les lança tous les deux dans la rivière Azato avant de s’enfuir au loin. Ayant perdu la face, le samouraï vaincu s’effaça rapidement. Perdre son sabre dans une bataille était pour n’importe quel samouraï un déshonneur sans nom. Mais pour un samouraï du clan féodal des Satsuma, perdre son sabre face à un Okinawaien était une inimaginable disgrâce.

Complètement subjuguée, la foule venait d ‘assister à une incroyable confrontation. Le courageux bushi de Tomari ne les avait pas seulement sauvés du danger, il les avait aussi libérés de la peur de l’oppression des Satsuma en humiliant publiquement un de leur représentants. Après l’incident, tout le monde se dispersa calmement, chacun gardant en mémoire l’incroyable combat. Matsumora quitta discrètement Tomari pour le district de Asoubaru de Nago car, comme il s’y attendait, des fonctionnaires du gouvernement vinrent à l’école deux jours plus tard, pour le rechercher. Les habitants de Tomari prirent un air innocent et maintinrent qu’il n’y avait aucun homme dans leur village qui eût récemment perdu son petit doigt. Incapable de trouver le coupable, le détachement s’en alla bredouille et les villageois n’en entendirent plus parler.

GJL