LE MAÎTRE AUX TROIS PAUMES

Sun Lu Tang maître vénéré sous le règne des derniers empereurs de Chine, ami de Sun yat-sen et de Chang Kaï-chek, fut probablement le dernier Maître de la Chine ancienne. Sun Lu-Tang disparut en 1933, emportant avec lui dans la tombe, son secret, celui d’une attaque foudroyante de la paume de la main qui l’avait fait surnommer « Le Maître aux trois paumes »…

Il était né soixante quatorze ans plus tôt, en 1859 à Pao Ting, grosse bourgade à quelques cent kilomètres au sud de Pékin, dans une famille de commerçants dont il était le fils unique. Les premières années de sa vie se déroulèrent sans histoire. Dans sa dixième année, un incendie ravagea la ville. Ses parents y trouvèrent la mort en essayant de sauver quelques objets de la boutique en flammes. Il se retrouva alors dans la rue, sans aucun recours et ne tarda pas à tomber gravement malade. A treize ans, n’ayant, même plus la force de mendier, il décida d’en finir avec la vie et, réunissant ses dernières forces, il se pendit. Un passant providentiel, alerté par ses gémissements se précipita, trancha la corde, et au moyen de percussions sur des endroits précis ranima le moribond. Le sauveteur se révéla être un maître de l’art du Hsing I, un style souple et très renommé, et décida de recueillir le jeune homme.

Li Kuei-Yuan, tel était son nom, connaissait également, les secrets des plantes qui guérissent, ainsi que de nombreux remèdes qui lui avaient été transmis par son maître. De son mieux, il soigna Sun et le traita comme son propre fils. Le jeune homme, pour remercier son bienfaiteur, lui fit le serment de devenir son meilleur élève, afin de pouvoir le représenter dignement, voire le temps venu, de lui succéder à la tête de l’école. Celle-ci avait d’ailleurs belle réputation et bien que vétuste, comptait plus d’une centaine de boxeurs. La méthode enseignée par Li était complexe. En effet, le Hsing I était basé sur la souplesse, des déplacements circulaires, des attaques s’effectuant en ligne droite et des postures solides mais variées. Certains ont comparé les techniques de cette école à une vague en rouleau qui entraine dans son tourbillon tout ce qu’elle rencontre, sans qu’il soit possible d’y remédier.

Le jeune Sun travailla de façon acharnée, et il recouvrit la santé. Deux ans plus tard, il possédait déjà une technique exceptionnelle, à tel point que Li, présumant d’un don extraordinaire, décida de le présenter à son propre maître, le fameux Kuo Yun Shen, surnommé par ses contemporains « La paume divine« , « L’homme au coup de paume dévastateur » ou tout simplement « la paume« . Kuo était en fait un véritable monument, une sorte de héros vénéré et redouté, et devenir un de ses élèves était déjà une consécration. Sa technique favorite, une attaque de paume imparable et d’une puissance inouïe, était célèbre dans le pays. Elle lui avait déjà valu trois ans de prison, pour avoir tué net son adversaire lors d’une rencontre à l’âge de vingt cinq ans. Depuis ce jour, il interposait toujours son plat de la main sur le corps de celui qu‘iI attaquait, afin assurait-il, d’absorber l’énergie et d’éviter de le blesser gravement.

Deux hommes seulement avaient pu lui résister : son ami Che I Chaï, pratiquant lui aussi le Hsing I, et le fameux Tung Haï-chuan maître de Pa Kua. Le combat entre les deux hommes fut si intense parait-il, qu’il dura trois jours, pendant lesquels aucun des deux hommes ne put porter d’attaque décisive ; même la fameuse paume de Kuo fut inopérante. Exténués, ils décidèrent de conclure un pacte, encore en vigueur de nos jours, grâce auquel les pratiquants de Hsing I pourraient étudier le Pa Kua et vice-versa. Kuo, exigea cependant qu’en raison de l’excellente réputation de son école, il n’accepterait que des éléments de première valeur, si bien qu’elle ne compta jamais plus d’une trentaine d’élèves.

Le jeune Sun fit sensation dès le premier jour grâce à une démonstration magistrale. Le maître lui-même fut stupéfait et l’accepta, non seulement comme élève, mais comme disciple, position partagée par seulement deux autres boxeurs qui avaient le privilège de vivre constamment avec le maître.

Il n’était pas rare que les deux hommes passassent de longues soirées à essayer leurs techniques, le vieux maître conseillant de son mieux l’élève, parfois le corrigeant vertement. Quand il jugea celui-ci suffisamment évolué en pratique, il lui livra ses secrets dont celui de son coup de paume extraordinaire.

Un soir le maître le convia à prendre place à sa table, ce qui signifiait en clair qu’il le reconnaissait comme son égal et qu’il ne pouvait plus rien lui apprendre. De la part de Kuo c’était un compliment extraordinaire. Il était établi que le jeune Sun désormais, non seulement lui résistait, mais était capable de placer également quelques techniques qui parfois déconcertaient le maître.

Nanti d’une lettre de recommandation, Sun se rendit à Pékin étudier le Pa Kua sous la direction de Cheng Ting-kua, ami de Kuo et élève direct de Tung Hai-chuan. Cheng était surnommé quelque peu irrévérencieusement, et à son insu par ses élèves, « l’invincible cobra » (serpent à lunettes) car il était myope comme une taupe, mais doté d’une force colossale. On raconte que pendant la révolte des Boxers à Pékin en 1900, il tua douze soldats allemands à main nue pendant un seul combat. Attaqué une nuit par un de ses élèves tandis qu’il dormait paisiblement, (c’était alors une « plaisanterie » courante pour tester les réflexes de ses supérieurs), il le tua net d’une pique de la main. Ce qui, il faut bien l’avouer, jeta un froid parmi d’éventuels pratiquants de ce jeu hautement éducatif Quoi qu’il en soit, le maître Cheng était un excellent professeur. Il le fallait. Le Pa Kua était un des arts chinois les plus hermétiques et les plus complexes ; tenter d’expliquer ses techniques serait des plus délicats. Basé sur un mouvement tournoyant et de faible amplitude, il se révélait comme un style souple mais doté de défenses et d’attaques invraisemblablement vicieuses et efficaces. Sun devint rapidement un des meilleurs élèves de l’école puis l’assistant en second du maître. Il surpassa d’ailleurs celui-ci au bout de quatre ans et l’année suivante Cheng, comme Kuo, décida que le jeune homme avait atteint la maîtrise de son art.

A vingt-cinq ans, fait unique dans l’histoire des arts martiaux, Sun se retrouva donc confirmé par les deux patriarches du Hsing I et du Pa Kua comme maître de ces deux disciplines. Il put facilement ouvrir une école car, le cas n’étant pas courant, sa réputation était déjà bien établie. Cependant, soucieux de devenir sans égal, il préféra étudier le Tai Chi Chuan sous la direction de Pan Hou, la plus haute autorité de cette école. Incroyablement doué, il maîtrisa sans peine les techniques de la « boxe ultime » en quatre ans, ce à quoi très peu parviennent même au terme d’une vie de travail acharné.

Le premier Tao de cette école, par exemple, ne comprend pas moins de 436 mouvements. Pour accéder à un niveau élevé, il faut connaître six Tao. Sun fut le premier qui réussit à en retenir douze. Non content de cette performance il entreprit l’étude des Tao armés (épée, sabre, lance, bâton) avec la même facilité.

Les spécialistes de l’époque étaient effarés devant une telle somme de connaissances et, pour la première fois dans l’histoire millénaire de la boxe chinoise, reconnurent en Sun Lu-tang, le maître incontesté des trois principales écoles de style interne. Sun retourna alors chez son père adoptif, Li Kuei-yan, qui le reçut les larmes aux yeux, et lui demanda l’autorisation d’ouvrir sa propre école. Le vieux maître fut frappé par tant d’humilité, lui qui savait la valeur de son élève.

Cette école devint aussitôt un centre extraordinaire et compta dès la première année plus de 3000 élèves. Les plus grands maîtres envoyèrent leurs meilleurs disciples étudier sous la direction de Sun et vinrent parfois même lui rendre visite. Cavalier émérite, archer exceptionnel, il profita par exemple d’un voyage en train en compagnie du vice-président de la république entre Mukden et Pékin, pour tirer cent flèches par la fenêtre et tuer une soixantaine d’oiseaux, Ce fait qui paraît incroyable fut rapporté par le président lui-même dans ses mémoires. Si on ajoute à ceci ses dons de peintre et d’escrimeur, Sun devint une sorte de génie vénéré à la fois par les personnages influents et le peuple, ce qui à l’époque était également un exploit.

Mais l’art de la boxe restait sa préoccupation principale et il entreprit de rédiger cinq ouvrages : un sur le Hsing I, le second sur le Pa Kua, le troisième sur le Tai Chi, le quatrième sur l’art du sabre et le dernier, le plus intéressant, concernait les techniques et les principes des plus grands maîtres, ainsi que le secret du coup de paume que Kuo lui avait transmis. Les quatre premiers livres sont encore utilisés actuellement et font autorité en la matière. Il préféra brûler le cinquième le jour de sa mort, afin que ses secrets disparaissent avec lui.

A soixante-dix ans il fut nommé président de l’Association Nationale des Arts du Poing Chinois et président de l’association de boxe de Kiangsu, en raison de son niveau extraordinaire et de sa moralité sans défaut. A cette époque, il fut proposé de créer un appareil qui mesurerait la puissance de ses coups. Le vieil homme déclara qu’il ne fallait aucune force pour combattre et que seule l’énergie interne comptait. Pour prouver ses dires, il pria un énorme boxeur dans l’assistance de lui saisir l’index à pleine main et d’essayer de le retourner. Le boxeur sua sang et eau pendant plus de dix minutes sans aucun résultat, pendant que Sun continuait à développer sa théorie, le visage serein ; puis, d’une chiquenaude, il envoya la brute sur le sol. Il mourut en 1933 à l’âge de soixante-quatorze ans, sans trouver un seul élève qui fût digne de lui succéder ; il emporta dans la tombe le secret de son coup de paume.

Sa technique était incomparable, ses connaissances immenses et quant à sa puissance réelle elle était hors de toute proportion avec ce qui avait été vu jusqu’ici. Bien que de naturel pacifique et modeste, peu enclin à des démonstrations intempestives ou à des duels, il démontrait parfois à ses élèves l’étendue de cette puissance. Il pulvérisait par exemple une pile de briques de un mètre de hauteur – et ceci sans qu’elles portent à faux – d’une seule claque du plat de la paume ou bien écrasait un galet dans sa main. Il n’utilisait jamais sa technique favorite en combat, mais se plaisait à terminer celui-ci par une attaque peu commune consistant en une série de coups de paumes dans laquelle il ne mettait aucune énergie mais déployait une rapidité invraisemblable, ce qui projetait au sol l’adversaire abasourdi par une telle avalanche…

Un combattant jura qu’il était impossible à un homme ne possédant que deux mains d’arriver à un tel résultat. De plus comme le maître était expert dans les trois styles de boxe interne majeurs, le surnom de maître aux trois paumes lui resta, bien que, très modeste, il n’aimait pas qu’on le nomme ainsi.

Un jour, âgé d’une soixantaine d’années, il dînait avec quelques amis à Pao Ting. Il fut soudain pris à partie par deux boxeurs d’une école voisine qui l’avaient reconnu et qui, peu soucieux de sa réputation, voulaient l’affronter pour le tester. Il ne les écarta même pas, et continua à manger comme si de rien n’était. Excédés, ils l’attaquèrent simultanément d’un coup de pied et d’un coup de poing. Sans même prendre la peine de lâcher ses baguettes ni de se lever, d’un seul geste de sa main libre il brisa la jambe et le bras des deux malotrus et les envoya voler à travers les tables. Puis, il se leva pour les traîner de force chez leur maître, afin de lui demander une explication quant au comportement de ses élèves. Celui ci, ayant reconnu Sun, ne dut son salut qu’à une fuite éperdue, et il ne remit jamais les pieds dans la région. Les témoins de cette scène affirment que Sun ne mit aucune force dans sa technique, et que, heureusement pour les deux larrons, il n’employa pas sa technique du « coup de paume ». On peut alors se demander ce qui ce serait produit s’il avait décidé d’utiliser sa botte secrète. Ses funérailles à Pékin furent grandioses. La plupart des grands maîtres de boxe de l’époque y assistèrent, accompagnés de leurs élèves pour lui rendre un dernier hommage.

Ce fut un des rares boxeurs de très haut rang qui fut reconnu par tous comme le plus fort, et malgré tout ne suscita aucune jalousie grâce à sa modestie sans égale et son sens aigu des rapports humains. La seule chose que l’on put regretter est qu’il n’ait pas daigné dévoiler son secret, désormais perdu à tout jamais.