Le vrai nom de To Te Sakugawa était Teruya Chikudon Peichin Kanga. Il naquit à Shuri vers 1782. Issu d’une ancienne lignée d’Okinawa, il appartenait au clan Eki. Doté d’une force exceptionnelle et d’une intelligence supérieure à la moyenne, c’était un bujin remarquable qui s’adonnait depuis l’enfance aux arts martiaux. Il contribua à l’évolution du shuri-te en y introduisant certaines techniques de boxe chinoise( kenpo), ce qui lui vaudra par la suite le surnom de To Te ou To De (main de Chine).
L’une des « légendes » concernant To Te Sakugawa qui nous est parvenue aujourd’hui est l’histoire de son combat contre des pirates chinois. Difficile de dire qu’elle est la part de vérité et de fiction dans ce récit, mais l’anecdote est assez incroyable.
Sakugawa, âgé d’une trentaine d’années, fut envoyé en Chine comme ryugakusei (étudiant) par l’administration du royaume des Ryukyu pour y développer ses qualités physiques et intellectuelles. A cette même époque, le royaume des Ryukyu devait apporter un tribut annuel au grand empire de Chine. Sakugawa fit donc route sur le bateau officiel du royaume en compagnie de personnalités importantes. Le tribut était composé de riches marchandises qu’il fallait absolument protéger des pirates des mers de chine. Le capitaine et l’équipage du Shinkôsen se devaient de défendre coûte que coûte ce précieux chargement. Bien sûr, le navire était fortement armé, mais surtout, chaque passager était tenu, par ordre du roi, d’aider l’équipage en cas d’abordage par les pirates. La réputation de Sakugawa, en ce temps-là était déjà grande. Certes, il ne connaissait pas grand chose au combat maritime, mais avoir un tel combattant près de soi était rassurant. Le chef de la sécurité du navire en fit naturellement son assistant et les marins du bateau firent rapidement circuler la nouvelle.
– Tu as vu qui est là pour nous protéger ? demanda l’un d’eux.
– Non ! répondit un autre membre d’équipage.
– To-Te Sakugawa lui-même !
-Quoi ? Le célèbre Bushi, celui devant qui, même les Samouraï de Satsuma* tremblent !
– Oui, c’est lui. Il assiste le chef de la sécurité, je pense que nous ne risquons rien durant ce voyage.
– Quel bonheur, nous pourrons boire à satiété, sans soucis ! La vie est belle !
Ainsi le voyage se déroula comme prévu, les jours se succédaient sans la moindre trace des dangereux pirates. Peut-être avaient-ils eu vent que le célèbre To Te Sakugawa, était parmi les passagers. L’esprit tranquille, tout le monde vaquait à ses occupations. Il ne restait qu’une nuit de voyage avant l’arrivée à Fuzhou. Chacun se réjouissait à l’idée de fouler à nouveau la terre ferme après cette traversée sans encombres.
Soudain, un grand bruit éclata dans la nuit, des hurlements sauvages fusèrent de l’obscurité, puis des flèches jaillirent vers leurs cibles comme sorties du néant .
– Nous sommes cernés ! Les pirates, les pirates! » hurla le vigile avant de tomber sous une nuée de flèches.
Kanga Sakugawa ne perdant pas un instant, se débarrassa de ses vêtements afin d’augmenter sa mobilité au combat. Il saisit son roku shaku bô, long bâton de six pieds qui était toujours près de lui, et bondit sur le pont où une mêlée indescriptible opposait déjà les pirates à l’équipage.
Il se déplaçait à une vitesse folle, hurlant des poèmes à la face de ses ennemis afin de les intimider. Son bô frappait devant, derrière et il distribuait des coups d’une rare intensité. Il se déplaçait avec de grands gestes circulaires et petit à petit le vide se fit autour de lui.
Il ne resta plus face à lui qu’un pirate doté lui aussi d’une force exceptionnelle. Au moment où il s ‘apprêtait à l’affronter, quatre ou cinq pirates se ruèrent sur lui par derrière. Kanga n’eut pas le temps de réfléchir, il se tourna et utilisant son bô dans la largeur, il tenta de tous les envoyer par dessus bord. La manœuvre réussit, mais il fut emporté lui aussi à la mer. Sakugawa fut donc porté manquant et présumé mort par les autorités du navire.
Le lendemain, une patrouille navale du Fukian recueillit quelques pirates tombés à la mer. Les Chinois les arrêtèrent et ils furent mis au cachot. Parmi eux se trouvait Sakugawa bel et bien vivant. Il fut lui aussi accusé de piraterie. Il tenta d’expliquer la situation, mais rien n’y fit et il fut transféré à Pékin avec les autres prisonniers pour y être jugé.
A cette époque la piraterie était un gros problème pour l’empire chinois et l’administration était sans pitié. Sans surprise, le juge de l’administration pénale prononça la peine de mort pour tous. Le jour de l’exécution arriva. Comme de coutume, on donna comme dernier repas aux condamnés un véritable festin. Tous se jetèrent dessus et mangèrent comme de vulgaires cochons, sauf Kanga. En signe de protestation, il refusait de toucher à la nourriture bien qu’il n’eût rien mangé depuis plusieurs jours et continuait à clamer haut et fort son innocence.
Les gardes chinois s’étonnèrent de cet incident et rapportèrent à leurs supérieurs le comportement inhabituel de leur prisonnier. Finalement on donna à Sakugawa la possibilité de s’expliquer et son innocence finit par être prouvée.
Non seulement Sakugawa fut libéré, mais les dignitaires de Pékin enthousiasmés par son courage face aux pirates lui accordèrent quelques privilèges, ce qui lui permit de rester à Pékin. Il put ainsi étudier la boxe chinoise tout en poursuivant ses études avant de revenir à Okinawa.
GJL d’après Sochin Nagamine
* En 1609 Okinawa fut envahit par le clan Satsuma ( de la région de Kagoshima) mais qui laissèrent une relative indépendance au petit royaume afin de pouvoir commercer avec la Chine.