LA CIBLE INVISIBLE

En 1923 arriva à Tokyo, un professeur allemand de philosophie nommé Eugen Herrigel. Au bout de trois années passées à s’initier à la pensée japonaise et en particulier au zen, il rencontra le grand maître du tir à l’arc, Kenzo Awa. Celui-ci était considéré comme un expert et était renommé pour sa précision. Il était capable de faire hyappatsu hyakuchu (100 tirs, 100 buts). Durant plusieurs années, Herrigel allait, sous sa direction s’initier à ce qu’il nommera plus tard «  le zen dans l’art chevaleresque du tir à l’arc », titre d’un livre qui paraîtra en 1948 et dans lequel il racontera son apprentissage éprouvant du kyudo . Herrigel y décrit d’ailleurs le zen dans le tir à l’arc comme suit : « L’archer cesse d’être conscient de lui-même en tant que personne appliquée à atteindre le cœur de la cible qui lui fait face. Cet état d’inconscience est obtenu uniquement quand, complètement vide et débarrassé du soi, il devient un avec l’amélioration de sa technique, bien qu’il y ait là dedans quelque chose d’un ordre tout à fait différent qui ne peut être atteint par aucune étude progressive de l’art… ». L’histoire qui suit en est une parfaite illustration.

Alors que le maître Kenzo Awa expliquait à son élève européen que l’art du tir à l’arc consiste à laisser partir la flèche sans intention de réussir, tirer sans viser, son élève Herrigel ne put s’empêcher de dire :

– Mais alors,  vous devriez être capable de tirer les yeux bandés? « 

   Le maître posa longuement son regard sur lui… avant de lui donner rendez-vous pour le soir même.

   Il faisait déjà nuit quand Herrigel fut introduit dans le Dojo. Le Maître Awa le convia d’abord à un Cha no yu, une cérémonie du thé qu’il éxécuta lui-même. Sans dire un mot, le vieil homme prépara soigneusement le thé, puis il le servit avec une infinie délicatesse. Chacun de ses gestes se déroulait avec la précision et la beauté que seule une grande concentration peut donner. Les deux hommes gardèrent le silence pour goûter à la saveur de cet harmonieux rituel. Un instant d’éternité, comme disent les Japonais.

   Suivi de son visiteur, le maître traversa ensuite le Dojo, pour se placer face au hall qui abritait les cibles, à 60 mètres de là. Le hall des cibles n’était pas éclairé et on en devinait à peine les contours. Suivant les instructions du Maître, Herrigel alla y placer une cible sans allumer la lumière.

   A son retour, il vit que le vieil archer se tenait près pour la cérémonie du tir à l’arc. Après avoir salué la cible invisible, le Maître se déplaça comme s’il glissait sur le plancher. Ses mouvements s’écoulaient avec la lenteur et la fluidité d’une fumée qui tourbillonne doucement dans le vent. Les bras s’élevèrent puis s’abaissèrent. L’arc se tendit tranquillement jusqu’à ce que la flèche parte brusquement. Elle s’enfonça dans l’obscurité. Le Maître resta immobile, les bras tendus, comme s’il accompagnait la flèche vers sa destination inconnue, comme si le tir continuait sur un autre plan. Puis, à nouveau, l’arc et la flèche dansèrent dans ses mains. La seconde flèche siffla à son tour et fut avalée par la nuit.

   Herrigel s’empressa d’aller allumer le hall, impatient de voir où s’étaient plantées les flèches. La première était au cœur de la cible. La seconde était juste à côté, légèrement déviée par la précédente qu’elle avait touchée et dont elle avait fait éclaté le bambou sur plusieurs centimètres!

   En rapportant la cible, Herrigel félicita le Maître pour son exploit. Mais celui-ci répliqua : – Le mérite ne m’en revient pas. Ceci est arrivé car j’ai laissé  » quelque chose  » agir en moi. C’est ce  » quelque chose  » qui a permis que les flèches se servent de l’arc pour s’unir à la cible .

 nb : Liam O’Brien, spécialiste du kyudo, raconte cette même histoire avec une petite variante : Awa ordonna à Herrigel de venir à la salle de pratique ce soir-là. Dans la semi-obscurité, il plaça un bâton d’encens allumé devant la cible de sorte que seule sa lumière était visible (l’emplacement des cibles est d’ordinaire à 28 mètres de la ligne de tir). Awa tira sa première flèche et on l’entendit toucher sa cible. Il tira ensuite sa seconde flèche (les flèches sont tirées par paires) qui atteignit aussi sa cible. Il semblait que la première flèche avait atteint le centre de la cible et que la seconde flèche avait fait de même, s’étant encastrée dans l’encoche de la première.