L’INCROYABLE DESTIN DE YOSHITAKA FUNAKOSHI [ GIGO ]

De nos jours, les gens se souviennent du fils de Gichin Funakoshi de manière floue et pourtant il a profondément marqué de son empreinte le style shotokan. Malgré un caractère parfois autoritaire et orgueilleux, Yoshitaka était un karatéka supérieur, dynamique, créatif, innovateur, et, bien des choses ont progressé grâce à lui. En fait, on peut même aller jusqu’à dire qu’il fut à l’origine du karaté Shotokan que l’on pratique de nos jours. Voici son incroyable destin.

Gichin Funakoshi eut trois fils et une fille. Yoshitaka, le plus jeune naquit en 1906. Atteint de tuberculose dès son plus jeune âge, il commença l’étude du shuri-te et des arts martiaux vers l’âge de douze ans afin d’améliorer sa santé.Cependant, son espérance de vie fut considérée comme très faible par les médecins qui l’examinèrent. Le fait de savoir que son espérance de vie n’était pas grande, le poussa par la suite à exceller tant au plan technique que spirituel dans la pratique du karaté. Grâce à un entraînement très dur, il dépassera de vingt ans, le diagnostic du corps médical. Afin de poursuivre ses études, il déménagea au Japon rejoindre son père vers l’âge de dix-sept ans, alors que sa mère avait choisi de rester à Okinawa. Après avoir travaillé comme apprenti charpentier à Senju, il entreprit des études et trouva un travail comme technicien radiologue pour le Ministère de la Santé à l’Université Impériale de Tokyo. Bien qu’hésitant au départ, il suivit les traces de son père et le remplaça comme instructeur à l’université de Waseda au début des années trente. Comme Il voulait faire évoluer le « Ryukyu kempo to-te » (art du combat chinois des Ryukyu), les divergences techniques ne tardèrent pas à venir entre le père et le fils, car ce dernier soutenait que le karaté devait s’adapter à la modernisation des arts martiaux japonais. On rapporte à ce sujet que Gichin Funakoshi s’étonnait parfois ouvertement de telle ou telle manière d’exécuter une technique et qu’il s’indignait alors demandant aux élèves gênés qui avait pu leur enseigner cela. Mais lorsque ces derniers finissaient par lui avouer qu’il s’agissait de Yoshitaka, son propre fils, le vieux maître acquiesçait doucement.

Après l’ouverture du dojo Shotokan en 1936, Gigo devint le premier assistant de son père après la mort de maître Takeshi Shimoda. Harada Mitsusuke, tout jeune karatéka, raconte la première fois où le légendaire Yoshitaka Funakoshi est venu au dojo Shotokan pendant qu’il s’y entraînait : «  Une des ceintures noires avait prévenu les élèves que ‘Waka Sensei’ allait venir, et tout le monde l’attendait avec impatience. Yoshitaka, que les gens appelaient Gigo (nom d’origine chinoise), était surnommé affectueusement ‘Waka Sensei’ (Le jeune maître) pour le différencier de son père qu’ils appelaient habituellement ‘ O’ Sensei’ (Le vieux maître). Yoshitaka, s’était vu attribuer le titre de Renshi par le Butokukai, et il était 4°Dan. De tous les karatékas Shotokan de cette époque, seul Yoshitaka avait le titre de Renshi. Quand il salua et pénétra dans le dojo l’ambiance changea, et se chargea d’énergie. Il se dégageait de lui un air d’assurance et d’autorité. Physiquement, il était coiffé en brosse, avait de grands yeux et un hara proéminent. Ce qui était tout particulièrement remarquable à l’époque, c’était son corps très délié qui semblait aller complètement à l’opposé de ce que sa réputation terrible et ses capacités laissaient entendre. Yoshitaka était certes plus costaud et plus grand que son père mais il ne mesurait qu’un mètre soixante-cinq environ[…]

Toujours selon Harada, Yoshitaka n’intervenait jamais pendant l’entraînement qui se déroulait au dojo, mais travaillait tout seul dans un coin. A gauche, en entrant se trouvait une grande glace amovible, et Yoshitaka examinait ses positions avec beaucoup d’attention dans ce miroir. A la fin des cours, Yoshitaka choisissait alors des ceintures noires qu’il appréciait et qui faisaient preuve de sincérité dans les techniques enseignées. Il travaillait sur des attaques prédéterminées. Il se préoccupait beaucoup de la notion de réalité et parfois il demandait à de jeunes ceintures noires de le frapper avec des attaques de leur choix sans les annoncer, techniques de poings ou de pieds. Sa posture était alors un fudo-dachi stable et dynamique, qui était sa posture préférée et à laquelle il était parvenu, à partir de kiba-dachi (posture du cavalier) prise dans le kataTekki, et ce avec une garde de main ouverte en kamae. Il repoussait les ceintures noires avec une telle force (contrôlée) que fort peu d’entre eux étaient enthousiastes à l’idée de lui servir de partenaire. Il acceptait aussi des attaques libres et fortes avec un boken (sabre de bois) et avec un bo (bâton), et même si son tai sabaki (esquive) était très rapide, il n’évitait pas toujours les accidents. Son corps était souvent marqué par les coups que Yoshitaka avait reçus pendant ses entraînements. Il enchaînait pendant des heures les frappes sur le makiwara pour renforcer son corps. Il arrivait à Gigo de briser le makiwara avec un gyaku-tsuki (coup de poing opposé à la jambe avant), et ce en partant d’une attitude complètement détendue. Il se mettait en kiba-dachi et pivotait rapidement en fudo-dachi en utilisant le transfert de son poids et la puissance générée par le mouvement rapide des hanches pour parvenir à ce résultat impressionnant.

Chacun sait que le Père et le fils se chamaillaient mutuellement à propos de la bonne façon de s’entraîner, et un jour, Yoshitaka dit aux élèves en riant : « Il ne faut pas vous entraîner avec mon père – Il est trop vieux ». Tout le monde comprit qu’il s’agissait d’une boutade mais leurs visions de l’entraînement étaient très différentes ; l’enseignement du père était basé principalement sur la pratique exclusive des kata et des bunkai, s’opposant farouchement au combat libre et à toute forme de compétition. Gigo préférait les kumité et voulait un karaté avec un esprit semblable à celui qu’on trouvait en Kendo ou en Judo.

C’est semble-t-il un événement peu connu (et parfois controversé) qui allait pourtant faire évoluer fondamentalement le style shotokan. Il existait à cette époque une forme de Shiai, le Kokan-Geiko, qui était l’ancêtre de la compétition actuelle. Le Kokan-Geiko, qui signifie  » entraînement collectif pour progresser », était une rencontre entre équipes de dojo rivaux. Ces échanges qui se voulaient courtois dégénéraient  régulièrement en confrontations acharnées et hors contrôle. Lors du Kokan-Geiko, les combattants n’arrêtaient jamais, même blessés, tant qu’ils n’avaient pas rencontré tout le monde. Les côtes fracturées et les dents cassées étaient choses courantes. Après avoir choisi dix de ses meilleurs élèves, Yoshitaka se rendit avec son groupe à Osaka pour rencontrer des karatékas issus du Goju ryu. D’après les témoins de l’époque, tous les élèves du Shotokan furent sévèrement battus et Yoshitaka dut s’incliner devant la force de son adversaire après avoir été attrapé et jeté contre un mur. Il s’agissait de So Neishu, élève le plus haut gradé du maître Yamaguchi Gogen.

Contre l’avis de son père, c’est donc entre les années 1938 et 1945, que Gigo donnera au style shotokan une couleur plus japonaise basée sur sa pratique du Kendo moderne sous la tutelle de son Sensei Hakudo Nakayama. Avec du recul, on peut aussi supposer que Funakoshi père enseigna en privé à son fils la partie guerrière du Shuri-te d’Azato et de Matsumura. Le style de Yoshitaka était très proche de celui trouvé dans le style de sabre Jigen-ryu pratiqué par Matsumura et Azato.

Yoshitaka développa le combat libre selon plusieurs critères techniques et stratégiques afin d’en améliorer l’efficacité. À la vitesse d’exécution, à l’agilité des mouvements, Yoshitaka introduisit des positions de plus en plus basses, presque écrasées au sol, des attaques plus longues et plus puissantes (O-Waza) avec le concept de Chi-Mei (il s’agissait d’être capable de donner la mort en un seul coup (Ikken-hissatsu). Il décida aussi d’inclure plusieurs nouveaux coups de pieds tels que le yoko-geri et le mawashi geri.

Comme le contexte de la seconde Guerre Mondiale ne favorisait plus guère les recherches spirituelles prônées par le vieux maître d’Okinawa, Yoshitaka donna à son enseignement une orientation très militaire et très spartiate. À partir de 1940, l’entraînement devint extrêmement difficile au Dojo Shotokan. Assisté d’ Hironishi, d’Uemura et d’Hyashi, Yoshitaka entraîna même des unités spéciales de l’armée dans les techniques de combat à mains nues et participa à la formation accélérée des Tokotaï (Kamikazes) sous le contrôle des officiers et responsables de la redoutable Kempetai, l’équivalent de la gestapo allemande. Les sessions d’entraînement étaient épuisantes, et pendant celles-ci, Gigo exigeait que ses élèves déploient deux fois plus d’énergie, et ce, dans une ambiance parfois délétère.

Kase Taiji qui fut son élève raconte sa première rencontre avec Yoshitaka : « C’était en 1944, les classes pour débutants étaient généralement données par le Sensei Hironishi. Mais un jour, un autre Sensei donna la classe, je ne le connaissais pas et ne savais pas qui il était et quand j’ai demandé on m’a dit qu’il s’agissait de Waka Sensei, le fils de Funakoshi Gichin. Pendant cette classe, Yoshitaka nous a enseigné comment faire Mae-Geri lentement et sans baisser la jambe jusque par terre, comment faire Yoko-Geri et comment enchaîner avec Mawashi-Geri. Ensuite il nous dit: « je vais maintenant vous montrer comment nous le faisons habituellement » et il fit les trois coups de pied si rapidement et si puissamment que je me souviens encore d’avoir vu la lumière blanche du pantalon de son karategi et entendu un bruit sec comme celui d’un fouet. Nous en sommes tous restés très impressionnés ».

Pourtant un soir alors que ses élèves s’attendaient à le voir, Yoshitaka ne vint pas au dojo, et ce ne fut que plus tard que chacun apprit à quel point il était malade. Yoshitaka est mort à l’âge de 39 ans. Il semble qu’il soit décédé d’une gangrène des poumons provoquée par la tuberculose mais aussi par les conditions de vie lamentables et les privations causées par la guerre. Ses funérailles eurent lieu le 24 novembre 1945, moins de trois mois après la capitulation japonaise.

Gjl

Références bibliographiques :
Encyclopédie des arts martiaux de Gabrielle et Roland Habersetzer
Légendes des grands maîtres d’Okinawa de Shoshin Nagamine
Histoire du karaté do de kenji tokitsu
Mitsusuke Harada, sa vie et son époque, de Clive Layton